Entre héros et anti-héros : le soldat israélien au cinéma
- Fiammetta Martegani
- 8 oct.
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Dernière mise à jour : il y a 2 jours
Le Soldat à l’écran : comment le cinéma a façonné l’identité israélienne
Depuis 1948, les Forces de défense israéliennes (Tsahal) occupent une place centrale, non seulement dans la sécurité du pays, mais aussi dans son imaginaire collectif. Dans une nation qui se conçoit comme une "communauté imaginée", la figure du soldat-David, jeune héros affrontant un géant, est devenue à la fois symbole national et instrument d’éducation.
Cet article retrace l’évolution de cette image au fil des conflits israélo-arabes : du David triomphant au Goliath redouté, jusqu’au paradoxe d’un "David contre David". Il révèle une identité fragmentée, traversée par une tension persistante entre mémoire individuelle et mémoire collective.
Au-delà de l’écran : quand le cinéma forge une identité
Le cinéma et la télévision ne sont pas de simples divertissements : ils façonnent la manière dont les individus pensent, ressentent et se représentent eux-mêmes. L’anthropologue Clifford Geertz parlait à ce propos de "description dense" (thick description) : les récits ne se contentent pas de montrer les événements, ils leur donnent sens - presque comme une ethnographie filmée. S’inspirant de cette approche, la chercheuse Lila Abu-Lughod a montré comment les mélodrames égyptiens agissaient comme une "dramatisation de la conscience", divertissant le public tout en modelant ses valeurs, ses émotions et son sentiment d’identité.
En Israël, cette dynamique se transforme en ce que l’on pourrait appeler une "dramatisation cinématographique du modèle de David". Le cinéma ne se contente pas de refléter l’esprit national : il participe activement à sa construction.
Le cinéma israélien est né avec l’État. Avant 1948, les films produits en Palestine Mandataire s’inspiraient du réalisme soviétique et de sa rhétorique de propagande. Après l’indépendance, la figure du soldat-pionnier s’impose comme le visage même de l’identité nationale.
Comme le soulignent Frontain et Wojcik dans David Myth in Western Literature, David est le plus paradoxal des héros bibliques : à la fois guerrier et poète, amant et meurtrier. Cette ambivalence en fait un archétype d’une force singulière pour le cinéma israélien, capable d’incarner à la fois la naissance de la nation et les crises qui l’ont traversée.
1) De zéro à héros : construire le corps de la Nation
Le slogan attribué à Joseph Trumpeldor - "Tov lamut be’ad artzenu" ("Il est bon de mourir pour notre patrie") - est devenu un mythe fondateur, célébrant le sacrifice individuel au service de la terre natale. Avec le service militaire obligatoire pour les hommes comme pour les femmes, le corps du citoyen, comme l’écrit la professeure Mira Weiss, en est venu à incarner la nation elle-même : après 1967, les territoires occupés y furent même symboliquement inscrits, reflétant l’expansion des frontières de l’État.
Dans les premières décennies, cette vision était profondément masculine. Après la guerre des Six Jours, Moshe Dayan s’imposa comme le héros national par excellence, et l’euphorie de la victoire se diffusa dans un cinéma qui réinterprétait le mythe de la frontière en termes sionistes - mêlant rédemption spirituelle et conquête physique. La chercheuse en études culturelles Ella Shohat y voyait une forme de "libération spatiale", celle d’un petit pays brisant l’étau du siège.
Assi Dayan, le fils de Moshe, incarna cet esprit à l’écran. Dans le film He Walked Through the Fields (1967), adapté du roman de Moshe Shamir, il interprète Uri Kahana, un jeune combattant du Palmach symbolisant à la fois le soldat et le pionnier du kibboutz (extrait ci-dessous). Le film, vu par plus de 324 000 spectateurs, raconte son histoire d’amour avec Mika, une nouvelle immigrante jouée par Iris Yotvat, et se termine par sa mort tragique au combat.
2) La crise de David : la patrie mérite-t-elle encore qu’on meure pour elle ?
Après 1973 : du héros à l’anti-héros
L’année 1973 marque un tournant. L’attaque surprise du Yom Kippour brise l’euphorie d’après-1967 et remplace la confiance par la colère et le doute. Le ministre de la Défense Moshe Dayan et la Première ministre Golda Meir sont tenus pour responsables des échecs, provoquant des manifestations menées par des vétérans comme Motti Ashkenazi. Sur le plan politique, cet épisode met fin à la longue hégémonie du Parti travailliste. Sur le plan culturel, l’armée - jusque-là pilier incontesté de l’identité nationale - entre en crise morale. Le sacrifice pour la patrie ne va plus de soi.
L’art et le cinéma deviennent alors des espaces de débat. Durant l’époque de la "Nouvelle Sensibilité" (mouvement culturel des années 1960-1970), les films mêlent haute culture et culture populaire, y intégrant sexe, violence et ironie pour refléter l’esprit de la contre-culture. Le soldat cesse d’être un héros pour devenir un anti-héros.
Le film Paratroopers (Masa Alunka, 1977) de Yehuda "Judd" Ne’eman marque une rupture : il porte un regard critique sur l’éthique militaire. Dans son dénouement tragique, le soldat Weissman meurt lors d’un exercice à balles réelles - peut-être un suicide, peut-être une erreur - laissant le sens de sa mort en suspens.
Dans l’extrait ci-dessous, un soldat se confie à son commandant (interprété par Gidi Gov) sur ses difficultés dans l’armée, révélant sa fragilité et rompant avec l’image du héros sans peur.
Assi Dayan, devenu réalisateur, tourne en dérision l’épopée guerrière dans Halfon Hill Doesn't Answer - (Giv'at Halfon Eina Ona, 1976), allant jusqu’à désacraliser l’image de son propre père. Les personnages de Sergio Constanza, M. Hasson et du cuisinier Yosifun sont devenus des figures cultes en Israël, et le film occupe désormais une place majeure dans l’histoire du cinéma israélien.
L’extrait ci-dessous montre une scène emblématique, où ces personnages iconiques échangent avec leur commandant dans un dialogue à la fois humoristique et absurde. Avec le temps, cette scène est devenue partie intégrante de la culture israélienne : encore aujourd’hui, certaines répliques et personnages sont cité·s et évoqué·s au sein de l’armée.
3) Apocalypse Now: Lebanon and the metamorphosis from David to Goliath
Le Liban ou la fin de l’innocence
Les années 1980 ont approfondi le sentiment de crise en Israël. La guerre du Liban de 1982
et la Première Intifada de 1987 ont bouleversé l’image du soldat à l’écran. Le Palestinien n’apparaît plus comme un Goliath menaçant, mais comme un nouveau David défendant sa terre. En face, le soldat israélien - jadis symbole de force et d’héroïsme - est désormais montré blessé, traumatisé, souvent trahi par l’État même qu’il sert.
Les cinéastes s’inspirent alors des films américains sur le Vietnam, qui décrivent le Vietnam quagmire (pouvant être traduit par la "théorie du bourbier") : une guerre sans issue, où les soldats s’enlisent dans un cycle absurde de violence. Cette métaphore résonne puissamment avec l’expérience israélienne au Liban. Le désenchantement s’accentue encore après l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin, en 1995, qui brise brutalement les fragiles espoirs du processus d’Oslo.
Entre la Seconde Intifada (2000) et la guerre du Liban de 2006, une nouvelle mentalité d’assiégés s’installe. Le cinéma israélien revient au regard du soldat, mais celui-ci n’est plus un Goliath conquérant. Il devient un David désorienté - affrontant sur le champ de bataille non plus un géant, mais un autre David.
4) David contre David : le retour aux armes et la privatisation de la guerre
Face à soi-même : une identité fracturée
Des thèmes récurrents émergent avec une intensité nouvelle : l’amour et la mort, le désir et la destruction - autant de tensions utilisées pour sonder les tourments intérieurs du soldat. Le cinéma met à nu une masculinité blessée, des hommes marqués à la fois dans leur corps et dans leur esprit. Peu à peu, le regard se déplace : d’un héros univoque vers une mosaïque d’identités multiples, reflet d’une société devenue fragmentée, diverse et incertaine de son unité.
La professeure Nurith Gertz évoque une polyphonie qui dissout l’ancien récit sioniste et ouvre la voie à un "nouveau sionisme" - celui des minorités et des voix moins entendues. Le cinéma devient un espace d’expression pour ces nouvelles subjectivités : les LGBTQ (Yossi & Jagger, 2002), les immigrants soviétiques (The Loners, 2009), les femmes soldats (Close to Home, 2005), ou encore les religieux (Time of Favor, 2000). Le chercheur Gilad Padva interprète ce "le nouveau cinéma queer israélien" comme une déconstruction du machisme, où la virilité héroïque cède la place à la fragilité, à l’introspection et au doute.
Sur le plan formel, ces films déplacent le front : des vastes étendues épiques vers des espaces claustrophobes - bunkers, intérieurs, viseur de char, rêves. L’héroïsme cède la place à l’impuissance : les protagonistes ne peuvent - ou ne veulent - plus se battre. Selon Yael Munk, spécialiste du cinéma israélien et des études de genre, le sens patriotique du service militaire perd alors toute validité : les soldats ne cherchent plus à vaincre, mais simplement à survivre, révélant l’arbitraire de leur condition.
Le Liban devient la scène ultime de cette introspection. Beaufort (Joseph Cedar, 2007), Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008) et Lebanon (Samuel Maoz, 2009) ramènent le cinéma israélien sur la scène internationale, mais dans une tonalité crépusculaire et apocalyptique. Chacun propose une vision singulière d’une même nuit - les tunnels de Beaufort, la visée étroite du char dans Lebanon, ou l’animation onirique de Valse avec Bachir - mais tous partagent un même noyau : des soldats pris au piège entre la victimisation et l’espoir de rédemption.
Le journaliste Nahum Barnea a qualifié cette attitude de "yorim ve-bochim" ("ils tirent et pleurent"), accusant les Israéliens de se victimiser tout en infligeant la souffrance aux Palestiniens. Une question obsédante demeurait : comment Israël peut-il encore se percevoir comme David, lorsque l’autre camp apparaît lui aussi comme David ?
Conclusions: David a-t-il trahi ses soldats ?
Dans la Bible (Deuxième Livre de Samuel), le roi David, vieillissant, convoite Bethsabée, l’épouse d’Urie. Pour la posséder, il envoie ce dernier au front, là où il trouvera la mort. Lorsqu’on lui annonce les pertes, David répond avec froideur : "Ainsi va la guerre". L’allégorie est puissante : celle d’un État vieillissant prêt à sacrifier les siens plutôt que de renoncer à la Terre promise, ou du moins, à sa destinée.
Appliquée à Israël, la question demeure : l’État, à l’image de David, met-il en péril ses propres citoyens au nom du rêve de posséder la terre ? Comme l’a montré le chercheur Boaz Neumann, le sionisme fut toujours plus qu’un projet politique : il relevait d’un désir existentiel d’"être sur la Terre d’Israël". Même critiqué, ce désir persiste - mais son sens se transforme. Que devient-il lorsqu’il n’y a plus de Goliath, seulement deux David se faisant face ?
L’article suggère que, sans Goliath, David survit, non plus en héros triomphant, mais comme figure du désir, cette force intérieure qui façonne la culture et l’identité. Le cinéma israélien en témoigne : même critique, il continue de nourrir une imagerie collective où David demeure au centre.
Mais la Bible rappelle que l’histoire de David ne s’arrête pas à lui. Avant de mourir, il transmet la couronne à Salomon, symbole de sagesse et de discernement. Si David incarne la lutte et le sacrifice, Salomon représente l’équilibre et la clairvoyance. On ignore encore quelle figure dominera demain le panthéon culturel d’Israël. Si David a "trahi" ses soldats, l’espoir réside dans un modèle salomonien, capable de réconcilier la force et la sagesse, la mémoire et la responsabilité - pour inspirer, peut-être, non seulement le cinéma, mais la nation tout entière.
Article écrit par Fiammetta Martegani
Conservatrice au Musée juif de Lecce (Italie), journaliste, spécialiste d’art et de cinéma. Cet article s’appuie sur sa thèse de doctorat, publiée en 2017, consacrée à la représentation de l’armée israélienne dans le cinéma israélien.
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