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Routes de pierre, puits de mémoire: les Nabatéens et l’histoire du Sud d’Israël

À la première lumière du jour, le Néguev paraît vide : une peau ondoyante de calcaire et de lœss, seulement ponctuée par les silhouettes d’acacias et les éclats noirs du silex. Pourtant, lorsque l’on suit ses lignes à la marche, le désert commence à parler. On découvre des murets de terrasses épousant les pentes des oueds, des citernes enduites dissimulées sous des dalles, des ornières effacées convergeant vers des relais en ruine. Ce sont les empreintes des Nabatéens, maîtres caravaniers arabes qui ont façonné un empire à partir de l’eau et du vent.


Ils n’évoluaient pas sur une page blanche de dunes. Les paysages qu’ils ont modelés correspondent aux confins mêmes que la Bible identifie comme le sud d’Israël : le Néguev, l’Arava, Édom/Séïr et les routes qui les relient à Gaza et Damas. L’histoire qui en découle n’est pas celle d’un peuple en remplaçant un autre, mais celle d’une longue coexistence - des voisins qui commercent, se combattent, s’allient par mariage et réemploient mutuellement leurs infrastructures pendant des siècles.


1) Le Sud Biblique: une scène déja établie

Bien avant que les géographes grecs ou romains ne tracent la route de l’encens, et bien avant que le terme "Nabatéen" n’apparaisse dans les sources, les textes hébraïques décrivent déjà le territoire que ce peuple dominera plus tard. Les récits patriarcaux situent la vie pastorale au bord du Néguev et font de Beersheva un symbole du Sud ("de Dan à Beersheva" : Juges 20:1 ; 1 Sam. 3:20). Nombres 20 et Deutéronome 2 placent la diplomatie entre Israël et Édom sur la Route Royale, déjà colonne vertébrale caravanière du nord au sud.


Dans le même esprit, Genèse 37:25 évoque presque au passage une caravane de chameaux transportant gomme, baume et ladanum - précisément les aromates que, des siècles plus tard, les collecteurs nabatéens consigneront dans leurs registres. Isaïe 60:6 transforme même ce commerce en vision poétique : "Tu seras couverte d'une foule de chameaux, de dromadaires (...); ils porteront de l'or et de l'encens". L’Écriture ne nomme pas les Nabatéens - leur empire n’existait pas encore - mais elle dessine déjà le théâtre écologique qu’ils maîtriseront par la suite.


Cette continuité est essentielle. Lorsque les Nabatéens entrent dans l’histoire écrite après Alexandre le Grand, ils pénètrent un monde que des communautés israélites puis juives habitent déjà économiquement, rituellement et émotionnellement. Il devient alors fondamental de comprendre à quel point les racines judéo-nabatéennes sont profondes.


2) Un peuple d'eau et de rencontres

Petra.
Petra.

Les auteurs classiques décrivent les Nabatéens comme des Arabes connaissant parfaitement le désert et maîtrisant ce que celui-ci rend rare : le stockage, la sécurité et la sécurité des passages. Leur génie est hydraulique. Ils aménagent des surfaces de collecte, érigent des digues pour canaliser les crues, bordent des terrasses pour ralentir les ruissellements et taillent des citernes dans le roc - des techniques toujours visibles à Avdat (Oboda), Shivta (Sobota), Mamshit (Mampsis) et Haluza (Elusa). Ces postes constituent les perles d’un itinéraire reliant Pétra au Néguev puis à Gaza, avec des embranchements vers Hébron–Jérusalem et vers le golfe d’Aqaba (face à Eilat).


Leur deuxième génie est politique : ils négocient avec les Séleucides (Grecs), les Hasmonéens et Rome, troquant autonomie contre reconnaissance, taxes contre tranquillité. Au IIᵉ siècle av. JC., la révolte judéenne contre les Séleucides occasionne les premiers contacts directs, consignés dans les Livres des Maccabées.


Dans 1 Maccabées 5:24-27, il est raconté que les envoyés de Juda Maccabée rencontrent les Nabatéens à l’est du Jourdain. La scène est brève mais révélatrice : les Nabatéens "les accueillent pacifiquement", échangent des nouvelles de communautés juives et agissent en courtiers plutôt qu’en pillards. La première interaction canonique entre les deux peuples est donc coopérative. Chacun reconnaît le rôle de l’autre : les Judéens comme acteurs des hautes terres, les Nabatéens comme gardiens des routes désertiques. La coopération n’exclut pas les tensions, mais fixe la base à partir de laquelle la politique peut osciller.


3) Des frontières qui rassemblent : les Hasmonéens, les Obodas et Gaza

À mesure que la Judée hasmonéenne consolide son territoire, elle avance vers le sud pour contrôler douanes et ports. Alexandre Jannée s’empare de Gaza, maîtrisant brièvement l’extrémité méditerranéenne de la route de l’encens. Le roi nabatéen Obodas Iᵉʳ l’affronte et le repousse, autrement dit, un signe que Nabataea et Judée rivalisent désormais pour les mêmes flux logistiques. Dans le Néguev, les relais nabatéens se transforment en villages agricoles. Les champs bordés de pierre captent les crues saisonnières ; des pressoirs et des colombiers parsèment les pentes. Quand les caravanes déclinent, ces systèmes hydrauliques permettent à des populations mixtes de subsister.


Parallèlement, sous Jean Hyrcan (un Hasmonéen), la frontière sud de la Judée absorbe et intègre l'Idumée (Édom), l'ancien voisin biblique aux portes d'Israël. Au fil des décennies, cette annexion unit ces "voisins" bibliques en un seul tissu politique. La frontière entre les entités politiques se resserre au gré des caravanes, des patrouilles militaires et de l'apprentissage de la vie commune de part et d'autre d'une ligne tracée plus nettement sur les cartes que sur le terrain. Il ne s'agit pas d'un désert immaculé, mais d'un paysage ancien où des populations mixtes – nabatéennes, juives, samaritaines, puis chrétiennes et arabes – ont pu coexister malgré les fluctuations du commerce à longue distance.


4) Le tournant hérodien : une parenté de part et d’autre

Aucune biographie n’illustre mieux cette jonction que celle d’Hérode le Grand. Flavius Josèphe rapporte (dans "Antiquités judaïques") que sa mère, Cypros, appartenait à la noblesse nabatéenne , et les mariages familiaux tissent des liens serrés entre la Judée et Pétra. Hérode Antipas épouse ainsi Phasaélis, fille du roi Arétas IV, avant de la répudier pour Hérodiade - un choix dynastique qui contribue à une crise frontalière.


Dans un bref passage du Nouveau Testament (2 Corinthiens 11:32), Paul s’échappe de Damas alors qu’un ethnarque d’Arétas (roi nabathéen) tente de le capturer - preuve que l’influence nabatéenne recoupe celle de la Syrie romaine et de la Judée. Cette "frontière" est donc une couture humaine faite d’alliances, de fiscalité, de déplacements et d’une vie quotidienne bilingue.


5) Rome annexe, et le désert continue sa mouvance

Site de Mamshit
Église de Mamshit (photo libre de droits)

En 106 de notre ère, l’empereur Trajan annexe le royaume nabatéen sous le nom d’Arabie Pétrée et fait tracer la Via Traiana Nova le long de l’ancien axe caravanière reliant Aila (Aqaba) à Bostra (Syrie). Le sceau impérial change ; la géographie reste. La cour de Pétra décline, mais les stations du Néguev demeurent actives pendant des siècles. Sous Rome tardive et Byzance, Avdat se dote d’une basilique ; Shivta possède trois églises entourées de fermes ; Mamshit révèle de grandes demeures et des écuries ; Haluza conserve son rôle de marque viticole d’exportation. Les mêmes installations hydrauliques soutiennent cette seconde vie.


Au nord du désert, des communautés juives gravent des inscriptions et mosaïques dans les synagogues de Susya, Maon et Eshtemoa, attestant une présence juive durable aux marges du désert, tandis que les anciens villages nabatéens se prolongent dans un cadre chrétien. Si seul le commerce avait compté, ces lieux auraient disparu avec les taxes caravanières. Il n’en fut rien: l’eau, le savoir-faire agricole et la continuité des communautés les ont maintenus.


6) Identités et continuités : “Israélite” et “Juif” dans un Sud partagé

Comme les débats butent souvent sur les termes, une précision s’impose. "Israélite" désigne les populations et royaumes de l’époque biblique (Premier Temple et début du Second Temple). "Juif" désigne la communauté historiquement continue ancrée en Juda et Jérusalem, qui traverse l’époque du Second Temple, l’ère rabbinique, médiévale et moderne. Les populations se recoupent en héritage et en géographie sacrée ; les mots reflètent des contextes différents.


Cette continuité est fondamentale dans le Sud. L’ascension nabatéenne n’a jamais annulé l’indigénéité juive. Lorsque la Bible décrit Édom et le Néguev, elle parle de ce même monde méridional où les Juifs cultiveront des vignobles, rédigeront des actes juridiques et orneront des synagogues. La Bible décrit un voisinage géopolitique où la vie juive, tantôt souveraine, tantôt minoritaire, persiste avec une ténacité remarquable.


7) Pourquoi cette histoire a son importance

Site de Haluza
Site de Haluza

L’histoire nabatéenne est inscrite dans notre paysage contemporain. Leurs terrasses, digues et relais sont aujourd’hui préservés dans des parcs archéologiques comme Avdat, Shivta, Mamshit et Haluza, où Israël a choisi de mettre en valeur plutôt que d’effacer le passé.


En parcourant ces lieux, on comprend comment l’ingénierie nabatéenne a soutenu la vie rurale juive, byzantine puis arabe, faisant du Néguev un exemple vivant sur la continuité plutôt que sur le remplacement.

Les initiatives éducatives et touristiques présentent de plus en plus ces sites comme un patrimoine régional partagé, reliant les histoires israéliennes, jordaniennes et arabes.


Les voyages scolaires, les guides de randonnée et les centres d’interprétation évoquent aujourd’hui les routes de l’encens reliant l’Arabie à Pétra puis au Néguev et à la Méditerranée, ainsi que les peuples - Nabatéens, Israélites/Juifs, Chrétiens et Arabes - qui ont laissé leurs traces sur ces chemins.


De l’autre côté de la frontière, le statut de Pétra au patrimoine mondial de l’UNESCO manifeste l’importance centrale de la civilisation nabatéenne dans l’histoire du Moyen-Orient. Préserver les vestiges nabatéens en Israël revient ainsi non seulement à honorer un royaume ancien, mais aussi à reconnaître la trame profondément entremêlée reliant Israël, la Jordanie et l’Arabie - et à situer la présence juive durable dans le Néguev dans cet héritage désertique partagé.


8) Marcher aujourd’hui sur ces traces

Randonner à Avdat à l’aube, c’est enjamber un pressoir nabatéen. Traverser les ruelles en ruine de Shivta, c’est voir des hirondelles tracer des arcs rapides au-dessus d’une abside byzantine ; au-delà du village, les terrasses antiques strient les collines comme des cicatrices anciennes. Remonter jusqu’à la synagogue de Susya, c’est se pencher sur une mosaïque dont les lettres hébraïques brillent comme des braises, puis regarder de nouveau vers le sud. Tout ce qui se déploie sous vos yeux appartient à un même bassin de vent et de gravité.


Les peuples du désert sont venus et repartis, mais les routes et puits ont cousu leurs histoires ensemble. C’est la leçon que le Néguev continue d’offrir : les Nabatéens furent des voisins puissants dans le monde méridional d’Israël. Israël et les Juifs étaient là avant eux, à leurs côtés durant leur apogée, et après eux sous Rome et Byzance. Dans une terre de caravanes, l’ascension d’un peuple efface rarement les racines d’un autre : elle révèle la toile des connexions vécues qui rendent les deux possibles.


Article écrit par Jordan Kastrinsky (@jnkast)

Managing Partner - Global Upscale

Specialist du monde arabe - Arab Anthropology

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